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Geoffroy Tête Noire

l'Unique et célèbre fois où Ventadour fut prise

Ventadour aux mains de Geoffroy Tête NoireGeoffroy tete noire

Au XIVème siécle, en pleine guerre contre les Anglais, pestes, famines et troubles dans les provinces dont la Bretagne apportent leur supplément de désolation. Des armées de mercenaires travaillent pour Edouard II puis Richard II d'Angleterre aussi bien que pour le roi de France Charles V. Ce dernier confisque en 1378 la Bretagne que revendique le Duc Raymond IV de Montfort . Les anglais sont en déroute un  peu partout et le Limousin a été reconquis par les Bourbons depuis 1374. Ces mercenaires venant souvent de Bretagne, sont désemparés et cherchent l'aventure sur les territoires libres mais dévastés. De toutes les nombreuses bandes de pillards que l'on appelait routiers, bretons, anglais, compagnies, godons, bourreaux et vilains, la pire fut celle de Geoffroy Tête Noire. Ces misérables avaient été à la solde des anglo-aquitains, mais l'étaient ils encore ? Ils se recrutaient dans tous les milieux, étaient essentiellement Français et vivaient en société criminelle. Leur fonction était de suppléer les troupes insuffisantes en travaillant pour les rois Anglais lors des opérations régulières. Mais ces mercenaires restaient en place pendant les nombreuses trêves qui pouvaient durer jusqu'à plusieurs années. Ils travaillaient alors pour leur propre compte en pillant et rançonnant individus, villes et monastères. Les limites du Limousin et de l'Auvergne aux reliefs tourmentés et aux nombreuses citadelles étaient des repaires commodes pour s'abriter et commettre des méfaits sur des régions plus riches et fort éloignées parfois, comme le Berry, le Rouergue et la Guyenne. Ils transportaient avec eux leurs biens (d'où les trésors toujours évoqués) et une suite de servants, de maîtresses et déjà parfois, dit-on, des mignons peu farouches. 

Geoffroy fut donc "le plus austère et le plus cruel" de ces bandits exécrables et s'en vint à Ventadour en 1379. Jean Froissart racontera ensuite, parfois avec un peu d'exagération, cette péripétie de la guerre de cent ans qui vit pour la seule fois de son existence la forteresse prise par l'ennemi, encore fut-ce par trahison et non par force. Geoffroy était Breton (de souche ou de circonstance ?) et avait 400 hommes avec lui, ce qui est certainement très au-delà de la vérité car son testament parlera de 30 compagnons ce qui était bien suffisant pour semer la terreur. Le seigneur de Ventadour est Bernard, alors fort âgé (80 ans au moins puisque né avant 1300) et retiré en son château après une carrière guerrière bien remplie qui compte deux séjours à Londres comme prisonnier en 1328 et 1356. Bernard était fier chevalier (et pour cela fut élevé comte en 1350, on le sait) mais fort désargenté. Le 28 février 1351 il avait dû vendre Charlus Champagnac et toutes ses terres et justices jusqu'à la rivière Auze, coulant à l'ouest de Salers jusqu'au sud de Mauriac où elle se jette dans la Dordogne, à Guillaume de Roger de Beaufort. Son écuyer, Pons du Bois, qui fut fidèle lors des guerres, se dévoya soudainement à la retraite de son maître. L'attrait de l'or qu'il n'avait pas assez eu l'amena à accepter les propositions malhonnêtes des routiers. Six mille francs d'or furent le prix de la trahison. Si l'on veut bien reconnaître dans ces "francs", terme générique, le denier à l'écu de Saint Louis pesant 4,13gr d'or fin, cela représenterait aujourd'hui 470 000 euros... S'il s'agit de la livre tournois, ce serait le double ! Il demanda quand même que le sang ne coula point et partit finir ailleurs son existence de traître. Bernard, sa famille et ses hommes furent chassés sans dommages lorsque les godons entrèrent par surprise. Comment firent-il ? Nul ne le sait plus mais on peut imaginer une porte secondaire ouverte de nuit, l'entrée principale étant gardée et solidement vérouillée. Comme il n'y en avait pas d'autre que celle de la chapelle et celle de la Chanselve,  on peut imaginer le parcours. Y eut'il morts ou blessés ? Personne ne le nota. Ventadour était plein de pourvéances et d'artillerie, butin qui fut accaparé sans combat visiblement. C'était une catastrophe pour le comté.

Décrit comme cruel et sans pitié, Tête Noire faisait régner la terreur sur de vastes territoires depuis sa forteresse pleine de draps de Bruxelles et de Normandie, de fer et d'acier, de nourriture. Il occupait également le prieuré de Saint Pantaléon ainsi que les repaires de Labastide et de Lestrange à l'abri des profonds ravins de la Luzège. Les levées d'impôts furent payées au Roi avec une relative satisfaction car les taillables de la région crurent qu'ainsi cela servirait à se débarrasser du triste sire. Hélas rien ne vint et une jacquerie menaça de se déclencher (ou se déclencha !). Le duc de Berry se décida enfin à terminer la chose et fit mobiliser 2400 hommes (400 lances), chiffre cette fois encore peu crédible. Le siège s'organisa, certainement en 1384, par quatre ouvrages fortifiés pour bloquer les divers passages du château. L'assaut était impossible en raison du site imprenable et Tête Noire continua d'entrer et sortir "par une poterne qui ouvre entre deux rochers à la couverte". Ses mercenaires poursuivaient loin leurs ravages grâce à ces souterrains qui "bien duraient trois lieues " soit 9750mètres, selon la lieue du royaume. Pire encore, ils ramenaient des prisonniers. Leurs expéditions semblaient les conduire fort loin jusque dans le Rouergue, le Quercy et en Auvergne, sans que la totalité de ces régions y compris le Limousin ne fussent soumises à tout leur pouvoir comme le prétend imprudemment une étude du CNRS.

Il y a quelques décennies, les originaires de notre pays continuaient à raconter que ces passages allaient d'Egletons à Ventadour et de Ventadour au château du Boucheron et à celui de Champier à Palisse, d'autres parlent du château du Lieuterêt et de Fontmartin à Darnetz. Le sol granitique ou schisteux, les dénivelés entaillés de ravins ne se prêtent pourtant pas à de tels ouvrages bien que répertoriés par la chronique, par les souvenirs et par une expérience notable… Dans bien des cas, de simples hypogées domestiques ou villageoises, voire des substructures de villas gallo-romaines induisirent des confusions dans la région. Néanmoins, il y a quelques années (vers 1970) la place de l'église d'Egletons s'éventra curieusement tout à coup, un souterrain ayant lâché. Mais personne ne crût bon de l'examiner malgré notre demande. Tout fut promptement rebouché. Les travaux profonds entrepris plus récemment sur la même place pour la paver ne donnèrent lieu à aucune recherche non plus. Ainsi va le goût du médiéval en nos terres sinon pour quelques opérations de façade souvent mal menées, largement médiatisées et fort coûteuses en général.

En 1387, le roi Charles VI accepte de payer la somme colossale de 250 000 francs (20 million d"euros) l’évacuation de toutes les compagnies dévastant le Massif central. Geoffroy se sentant trop bien dans son nid d’aigle pour le quitter se qualifie de « duc de Ventadour, comte de Limousin, souverain de tous les capitaines d’Auvergne et du Limousin ». Les Auvergnats voyant cela refusèrent de payer. Le duc de Berry qui avait tout le pays d’Auvergne, Rouergue, Quercy, Gevaudan et Limousin en garde, envoya 400 lances (soit 4 000 hommes) dirigées par Guillaume de Lignac et Jean, dit Bonne-Lance, un « gracieux et amoureux chevalier » du Bourbonnais. Le siège de Ventadour dura deux mois en octobre/novembre 1387 pour certains, un an pour d'autres. Il y eu quatre bastides et des fossés profonds d'encerclement. Il fut levé devant l'absence d'effets sur les brigands. En 1388 une nouvelle attaque fut menée, avec 100 hommes d'armes et 50 arbalétriers et leurs serveurs, détachement très crédible cette fois. Des rachats de soutiens et des pactis, effaçant les pillages commis par ceux des gens du pays (dont nombre de chevaliers locaux…) qui avaient pu s'entendre avec le Breton et ses vilains, semblent bien avoir eu lieu, signe de compromissions locales. Les combats furent plus offensifs car "il y en avait à la fois de blessés des uns et des autres".

La chute et la fin des routiers

Un jour de 1378, Geoffroy avança trop face aux troupes royales et reçut un trait d'arbalète qui traversa bassinet et coiffe (le casque et sa protection inférieure). Tête blessée, l'Anglais s'alita mais cela ne semblait pas trop grave. "S'il s'en fut bien gardé, il eut été tôt guéri mais mal se garda, espécialement de fornication de femme, car cher l'acheta car il en mourut…" Les chroniques font état de scènes de ripailles et d'excès. Filles et ménestrels devaient alors les amuser. Alfred Laveix prétendra que "Geoffroy, chancelant dans les vapeurs de l'orgie souhaitait le moult bel enfant monadich". Ce jeune homme artiste et batailleur à l'origine confuse sera trouvé ultérieurement par les vainqueurs, sauvé  par le chevalier Guillaume le Boutillier et mis à son service.

 
   

Tête Noire, mangé par la gangrène, fit son testament et réunit ses hommes pour ses dernières recommandations : « Beaux seigneurs et compagnons, je sais bien que je suis en péril et dans l’aventure de la mort ; et nous avons été un long temps ensemble et tenu bonne compagnie les uns les autres. Je vous ai été le maître et capitaine loyal en mon pouvoir et verait de mon vivant que vous eussiez un capitaine qui loyalement s’acquitte de vous et garde la forterresse car je la laisse pourvue de toutes les choses nécessaires qui appartiennent à un château de garder, du vin, des vivres et de l’artillerie et d’autres choses en surplus… Or me respondez à ce propos dont je vous parle que vous n’avez trouvé, ni avisé un capitaine parmi vous ».  Il désigna pour lui succéder Alain et Pierre Roux, neveux ou cousins. Il dota aussi sa mie. Cette fille était une jeune et jolie petite bergère volée à ses parents à Gimel. Elle seule tenait tête au sanguinaire personnage. Il donna ses dernières consignes puis leur indiqua son Trésor, un coffre rempli de 30 000 francs or (soit 2,5 millions d'euros, le revenu annuel du duché de Bretagne, ce qui semble beaucoup...). Il énumère ses énormes legs : 10 500 pour la réparation de la chapelle Saint-Georges duchâteau, 2500 à sa compagne, 500 à son clerc, 4000 à Alain le Roux, 2000 à Pierre le Roux, 500 à ses valets de chambre, 1500 à ses officiers et à ses compagnons. Il disparut deux jours après, visiblement d'un gangraine gazeuse. Il avait désiré être enseveli dans la chapelle Saint Georges du château qu'il vait doté par ailleurs. Sa dépouille est peut-être encore à Ventadour sous une dalle non fouillée même s'il semble improbable que les Ventedour une fois revenus aient laissé la dépouille en place.  Peut-être son âme maléfique hante t'elle toujours la chapelle effondrée...

En 1389 les troupes des neveux de Tête Noire tenaient toujours Ventadour, les soldats de Jean II de Berry restaient sur place aux frais et coustages  du pays qui devait êtreExecution des freres roux bien soucieux de voir se terminer l'aventure. Sentant la nécessité de s'en tirer, les frères Roux pensant être futés, montèrent une ruse. Ils proposèrent de rendre Ventadour pour 10000 francs et de livrer leurs hommes. Ils espéraient attirer l'ennemi dans un piège en le faisant entrer et en fermant les portes pour ensuite faire prendre les prisonniers par leurs soldats enfermés dans la tour Saint Georges. La somme parut trop faible au marquis de Berry à Riom pour ne pas sentir le coup monté. Il recommanda la prudence. Les chevaliers Guillaume le Boutillier, Jean Bonne Lance et Pierre Mesmin entrèrent, suivirent les frères Roux en refusant qu'ils referment la porte du château, donnèrent l'argent, demandèrent à voir la tour ronde (où étaient les trente canailles) et face au refus menacèrent. Un cor appela à l'aide et les Français qui se tenaient proches entrèrent. La ruse fut vite découverte et la tour ouverte. Tous furent arrêtés. Les mercenaires les plus coupables (certainement presque tous) furent décapités ou pendus à Ventadour même, les frères Roux faits prisonniers et leur butin fut réparti entre les vainqueurs. Leurs camps retranchés proches  du prieuré fortifié de Saint Pantaléon où ils avaient commis moultes vilenies furent détruits. Emmenés à Riom, les frères Roux furent conduits au Châtelet de Paris, jugés et condamnés à mort, mis au pilori, "décollès" et écartelés, puis leurs "quartiers" exposés aux portes de la capitale. Les chroniques de Froissart illustrèrent la scène. Ventadour fut ainsi libéré.

Les frais furent consignés et payés entre 1390 et 1402. Le comte Robert put rentrer de Montpensier où il était avec son père depuis 1379. Il vendit sa riche châtellenie d'Aigueperse en Auvergne au duc de Berry, à titre de compensation, pour 40000 livres. Il n'est pas sûr que son père le comte Bernard vécut le retour à Ventadour car il mourut certainement cette année là à 90 ans. Pendant des siècles les habitants de la région parleront de cette décennie terrible d'un siècle maudit et de l'infâme Testa Negra !

illustrations : miniatures des chroniques de J. Froissard : comment Geoyffroy dicta son testament et comment ses neveux furent mis à mort, écartés et  leurs corps exposés aux portes de Paris.

La chronique de Jean Froissard concernant Mont Ventadour

Crecy froissartComment le fort chasteau de Mont-Ventadour fut par trahison livré à Geoffroy Tête-Noire, et comment Aymerigot Marcel prit plusieurs forts au pays d'Auvergne.

D'autre part, en Auvergne et en Limousin, avenoient souvent faits d'armes et merveilleuses emprises; et par espécial, dont ce fut dommage pour le pays, le chastel de Mont-Ventadour en Auvergne, qui est l'un des plus forts chasteaux du monde, fut trahi et vendu à un Breton, le plus cruel et austère de tous les autres, qui s'appeloit Geoffroy Tête-Noire, et je vous dirai comment il l'eut. Le comte de Mont-Ventadour et de Montpensier étoit un ancien et simple prudom qui plus ne s'armoit, mais se tenoit tout quoy en son chastel. Ce comte avoit un écuyer à varlet, nommé Pons du Bois, lequel l'avoit servi moult longuement; et trop petit avoit profité en son service, et véoit que nul profit d'or ni d'argent il n'y pouvoit avoir. Si s'avisa d'un mauvais avis qu'il se payeroit; si fit un secret traité à Geoffroy Tête-Noire qui se tenoit en Limousin, et tant que il livra le chastel de Ventadour pour six mille francs. Mais il mit en son marché que son maître, le comte de Ventadour, n'auroit jà mal, et le mettroit-on hors du chastel débonnairement, et lui rendroient tout son arroy. Ils lui tinrent son convenant, ni oncques ne firent mal au comte ni à ses gens, et ne retinrent fors lespourvéances et l'artillerie dont il y avoit grand'foison. Si s'en vint le comte de Ventadour et ses gens demeurer à Montpensier de-lez Aigue-Perse en Auvergne; et Geffroy Tête-Noire et ses gens tinrent Mont-Ventadour, par lequel ils endommagèrent fort le pays, et prirent plusieurs chasteaux en Auvergne, en Rouergue, en Limousin, en Quercin, en Givauldan, en Bigorre et en Agénois. Avec Geffroy Tête-Noire avoit plusieurs autres capitaines qui faisoient moult de grands apertises d'armes: et prit Aimerigot Marcel, un écuyer de Limousin, Anglois, le fort chastel de Caluset, séant en Auvergne en l'évêché de Clermont. Cil Aimerigot avec ses compagnons coururent le pays à leur volonté. Si étoient de sa route et capitaines d'autres chasteaux: le Bourg de Carlat, le Bourg Anglois, le Bourg de Champagne, Raymond de Sors, Gascon, et Pierre de Biern, Biernois.
   Aimerigot Marcel chevauchoit une fois, lui douzième tant seulement, à l'aventure; et prit son chemin pour venir à Aloise de-lez Saint-Flour, qui est un beau chastel de l'évêché de Clermont. Bien savoit que le chastel n'étoit point gardé, fors du portier tant seulement. Ainsi qu'ils chevauchoient à la couverte devant Aloise, Aimerigot regarda et vit que le portier séoit sur une tronche de bois en dehors du chastel. Adonc dit un Breton qui savoit trop bien jouer de l'arbalestre: «Voulez-vous que je vous le rende tout mort du premier coup? — Oil, dit Aimerigot, je t'en prie.» Cil arbalestrier entoise et trait un carreau, et assenne le portier de droite visée en la tête et lui embarre tout dedans. Le portier, qui étoit navré à mort, quand il se sentit féru, rentra en la porte et cuida refermer le guichet, mais il ne le put, car il chut là tout mort. Aimerigot et ses compagnons se hâtèrent et entrèrent dedans: si trouvèrent le portier tout mort et sa femme de-lez lui tout effréée, à laquelle ils ne firent nul mal, mais ils lui demandèrent où le chastelain étoit. Elle répondit que il étoit à Clermont. Les compagnons assurèrent la femme de sa vie, afin qu'elle leur baillât les clefs du chastel et de la maîtresse tour. Elle le fit, car elle n'avoit point de défense; et puis la mirent hors, et lui rendirent toutes ses choses, voire ce que porter en put; si s'en vint à Saint-Flour, à une lieue de là. Ceux de Saint-Flour furent tout ébahis quand ils sçurent que Aloise étoit Anglesche; aussi furent ceux du pays d'environ.
   Assez tôt après prit Aimerigot Marcel le fort chastel de Vallon par échellement; et quand il fut dedans, le capitaine dormoit en une grosse tour, laquelle n'étoit mie à prendre de force. Adonc s'avisa Aimerigot d'un subtil tour; car il tenoit le père et la mère du capitaine: si les fit venir devant la tour, et fit semblant qu'il les feroit décoler si leur fils ne rendoit la tour. Les bonnes gens doutoient la mort, si dirent à leur fils qu'il eût pitié d'eux ou autrement ils étoient morts. Si pleuroient tous deux moult tendrement. L'écuyer se rattendry grandement, et n'eût jamais vu son père ni sa mère mourir; si rendit la tour; et on les bouta hors du chastel. Ainsi fut Vallon Anglesche, qui greva moult le pays; car toutes manières de gens qui vouloient mal faire, se retraioient dedans, ou en Caluset à deux lieues de Limoges, ou en Carlat, ou en Aloise, ou en Ventadour et en plusieurs autres chasteaux. Et quand ces garnisons se assembloient ils pouvoient être cinq ou six cents lances; et couroient toute la terre au comte Dauphin qui leur étoit voisine, et nul ne leur alloit au devant tant qu'ils fussent ensemble. Bien est vérité que le sire d'Apchier leur étoit grand ennemi; aussi étoient le sire de Sollereil et le bâtard de son frère, et un écuyer de Bourbonnois, nommé Gardonces. Cil Gardonces, par beau fait d'armes et d'une rencontre, print un jour Aimerigot Marcel, et le rançonna à cinq mille francs: tant en eut-il. Ainsi se portoient les faits d'armes en Auvergne et en Limousin et ès marches de par delà.

Comment Aymerigot Marcel et ses gens prindrent le chastel de Mercuer en Auvergne; et comment il le rendit par composition.

En celle propre semaine avint aucques une telle emprise en Auvergne, où les Anglois tenoient plusieurs chasteaux marchissant à la terre du comte Dauphin d'Auvergne et de l'évêque de Saint-Flour et de Clermont. Et pour ce que les compagnons qui les forteresses tenoient, savoient bien que le pays d'Auvergne étoit vuide de gens d'armes, car les chevaliers et les barons étoient tous ou en partie avec le roi de France en ce voyage de Flandre, se mettoient-ils en peine de prendre et d'embler et d'écheller forteresses. Et avint que Aymerigot Marcel, capitaine d'Aloise, un fort chastel à une lieue de Saint-Flour, cueillit de ses compagnons, et se partit de son fort à un ajournement, lui trentième tant seulement; et s'en vinrent chevaucher à la couverte devers la terre du comte Dauphin. Et avoit cil Aymerigot jeté sa visée à prendre et écheller le chastel de Mercuer dont le comte Dauphin porte les armes; et s'en vinrent par bois et par divers pays Aymerigot et ses gens loger en un petit bosquetel, assez près du chastel de Mercuer, et là se tinrent jusqu'au soleil esconstant, que le bétail et ceux du chastel furent tous rentrés dedans.
   Entrementes que le capitaine, que on appeloit Girauldon Buffiel, et ses gens séoient au souper, ces Anglois, qui étoient tous pourvus de leur fait et d'échelles, dressèrent leurs échelles et entrèrent dedans tout à leur aise. Ceux même duchastel alloient à celle heure parmi la cour; si commencèrent à crier quand ils virent ces gens entrer au chastel par les murs: «Trahi! trahi!» Et quand Girauldon en ouït la voix, il n'ot plus de recours pour lui sauver que par une fausse voie que il savoit, qui entroit par sa chambre en une grosse tour qui étoit garde de tout le chastel. Tantôt il se trait celle part; et prit les clefs du chastel et les emporta avecques lui et s'enclost là dedans, entrementes que Aymerigot et les siens entendoient à autre chose. Quand ils virent que le chastelain leur étoit échappé et retrait en la grosse tour qui n'étoit pas à prendre par eux, si dirent que ils n'avoient rien fait. Si se repentoient grandement de ce que ils s'étoient là enclos, car ils ne pouvoient hors issir par la porte. Adonc s'avisa Aymerigot et vint à la tour parler au chastelain, et lui dit: «Girauldon, baille-nous les clefs de la porte du chastel, et je t'ai en convenant que nous sauldrons hors sans faire nul dommage au chastel. — Voire, dit Girauldon; si emmeneriez mon bétail où je prends toute ma chevance. — Çà mets ta main, dit Aymerigot, et je te jurerai que tu n'y auras nul dommage.»
   Adonc le fol et le mal conseillé, par une petite fenêtre qui étoit en l'huis de la tour, lui bailla sa main pour faire jurer sa foi. Sitôt que Aymerigot tint la main du chastelain, il l'attira à lui et l'estraindi moult fort, et demanda sa dague, et dit et jura que il lui attacheroit la main à l'huis, si il ne lui délivroit tantôt les clefs de là dedans. Quand Girauldon se vit ainsi attrapé, si fut tout ébahi, et à bonne cause; car si Aymerigot n'eût tantôt eu les clefs, ne l'eût nient deporté que il ne lui eût mis et attaché la main à l'huis. Si délivra de l'autre main les clefs; car elles étoient de côté lui. «Or regardez, dit Aymerigot à ses compagnons quand il tint les clefs, si j'ai bien sçu décevoir ce fol; je en prendrois bien assez de tels.» Adonc ouvrirent-ils la tour et en furent maîtres, et mirent hors le chastelain sans autre dommage et toutes les maisnies du chastel.
   Nouvelles vinrent à la comtesse Dauphine, qui se tenoit en une bonne ville et fort chastel à une petite lieue de là, que on appelle Ardes, comment le chastel de Mercuer étoit conquis des Anglois. Si en fut la dame toute ébahie, pourtant que son seigneur le Dauphin n'étoit point au pays; et envoya tantôt en priant aux chevaliers et écuyers qui étoient au pays que ils lui voulsissent venir aider à reconquerre son chastel. Les chevaliers et les écuyers, quand ils sçurent ces nouvelles, vinrent tantôt devers la dame, et fut mis le siége devant le chastel; mais les Anglois n'en faisoient compte et le tinrent quinze jours. Là en dedans fit la dame traiter à eux; si s'en partirent; mais au rendre le chastel, Aymerigot ot cinq mille francs tous appareillés et puis s'en ralla en sa garnison.
   D'autre part ceux de Caluset, dont Pierrot le Biernois étoit capitaine, faisoient moult de maux là environ en Auvergne et en Limousin; et tenoient en ce temps les Anglois en celle frontière de Rouergue, d'Auvergne, de Quersin et de Limousin plus de soixante forts chasteaux, et pouvoient bien aller et venir de fort en fort jusques à Bordeaux; et la plus grand'garnison qui se tenoit et étoit ennemie au pays, c'étoit Mont-Ventadour, un des plus forts chasteaux du monde; et en étois souverain capitaine un Breton qui s'appeloit Geuffroy Tête-Noire. Ce Geuffroy étoit très mauvais homme et crueulx, et n'avoit pitié de nullui, car aussi bien mettoit-il à mort un chevalier ou un écuyer, quand il le tenoit pris, comme il faisoit un vilain; et ne faisoit compte de nullui, et se faisoit cremir si fort de ses gens que nuls ne l'osoient courroucer; et tenoit bien en son chastel quatre cens compagnons à gages; et trop bien les payoit de mois en mois, et tenoit tout le pays d'autour de lui en paix; ni nul n'osoit chevaucher en sa terre, tant étoit-il resoigné. Et dedans Mont-Ventadour il avoit les plus belles pourvéances et les plus grosses que nul sire pût avoir, halles de draps de Bruxelles et de Normandie, halles de pelleterie et de mercerie et de toutes choses qui leur besognoient; et les faisoit vendre par ses gens en rabattant sur leurs gages. Et avoit ses pourvéances de fer, d'acier, d'épiceries et de toutes autres choses nécessaires aussi plantureusement que si ce fût à Paris; et faisoit guerre aussi bien à la fois aux Anglois comme aux François, afin qu'il fût plus ressoigné; et étoit le chastel de Mont-Ventadour pourvu toujours pour attendre siége sept ans tout pleins. [...]

Comment Geoffroy Tête-Noire, ayant été blessé par la tête en une escarmouche, fit quelque excès qui le mena mourir; et du testament qu'il fit par avant, ayant substitué deux autres capitaines en sa place.

Vous savez, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire, comment messire Guillaume de Lignac et messire Jean de Bonne-Lance et plusieurs autres chevaliers et écuyers d'Auvergne et de Limousin avoient assiégé le chastel de Ventadour, et Geoffroy Tête-Noire dedans. Et dura ce siége plus d'un an, car le chastel est si fort que, par assaut qu'on y puisse faire, il n'est pas à conquerre, et par dedans ils étoient pourvus de toutes choses nécessaires qu'il leur besognoit, pour sept ou huit ans, n'eussent-ils rien eu de nouvel. Les compagnons, qui dedans étoient et qui par bastides assiégé l'avoient, venoient à la fois escarmoucher comme ils pouvoient; et là, le siége pendant, il y eut faites maintes escarmouches d'armes; et y en avoit à la fois de blessés des uns et des autres. Or avint qu'à une escarmouche qui y fut, Geoffroy Tête-Noire s'avança si avant, que du trait d'une arbalète, tout outre le bassinet et la coëffe ils furent percés; et fut navré d'un carrel en la tête, tant qu'il lui en convint gésir au lit; dont tous les compagnons en furent courroucés; et le terme qu'il fut en tel état, toutes les escarmouches cessèrent. De celle blessure et navrure, s'il s'en fût bien gardé, il eût été tôt guéri; mais mal se garda, espécialement de fornication de femme; dont cher l'acheta, car il en mourut. Mais, avant que la mort le prît, il en eut bien la connoissance: il lui fut dit qu'il s'étoit mal gardé, et qu'il étoit et gisoit en grand péril, car sa tête étoit apostumée, et qu'il voulsist penser à ses besognes et à ses ordonnances. Il y pensa, et fit ses lais, sur telle forme et par telle ordonnance que je vous dirai.
   Tout premièrement il fit venir devant lui et en sa présence, tous les souverains compagnons de la garnison et qui le plus étoient usés d'armes; et quand il les vit, il s'assit en my son lit, et puis leur dit ainsi: «Beaux seigneurs et compagnons, je sens et connois bien que je suis en péril et en aventure de la mort. Et nous avons été un long temps ensemble, et tenu bonne compagnie l'un à l'autre. Je vous ai été maître et capitaine loyal à mon pouvoir; et verrois volontiers que de mon vivant eussiez un capitaine qui loyaument s'acquittât envers vous et gardât celle forteresse, car je la laisse pourvue de toutes choses nécessaires qui appartiennent pour un chastel garder: de vin, de vivres, d'artillerie et de toutes autres choses en surplus. Si vous prie que vous me dites entre vous et en général, si vous avez avisé ni élu capitaine, ni capitaines, qui vous sache, ou sachent, mener et gouverner en la forme et manière que gens d'armes aventureux doivent être menés et gouvernés. Car ma guerre a toujours été telle que au fort je n'avois cure à qui, mais que profit y eût. Nequedent, sur l'ombre de la guerre et querelle du roi d'Angleterre, je me suis formé et opinionné plus que de nul autre, car je me suis toujours trouvé en terre de conquêt; et là se doivent traire et toujours tenir compagnons aventureux, qui demandent les armes et se désirent à avancer. En celle frontière ici a bon pays et rendable; et y appendent grand'foison de bons pactis, quoiqu'à présent les François nous fassent la guerre, et tiennent siége; mais ce n'est à toujours durer. Ce siége et ces bastides se déromperont un jour. Or me répondez à ce propos dont je vous parle, et si vous avez capitaine élu, ni trouvé, ni avisé.»
   Tous les compagnons se turent un petit; et, quand il vit qu'ils se taisoient, il les rafreschit de douces paroles et nouvelles, en disant: «Je crois bien qu'à ce que je vous demande, vous y avez petit pensé: moi étant en ce lit, je y ai pensé pour vous. — Sire, répondirent-ils lors, nous le croyons bien; et il nous sera plus acceptable et agréable, si de vous vient, que de nous; et vous le nous direz, s'il vous plaît. — Oui, répondit Geoffroy Tête-Noire, je le vous dirai et nommerai. Beaux seigneurs, ce dit Geoffroy Tête-Noire, je sais bien que vous m'avez toujours aimé et honoré, ainsi comme on doit faire son souverain et capitaine; et j'aurois trop plus cher, si vous l'accordez, que vous ayez à capitaine homme qui descende de mon sang que nul autre. Véez ci Alain Roux, mon cousin, et Pierre Roux, son frère qui sont bons hommes d'armes et de mon sang. Si vous prie que Alain vous veuilliez tenir et recevoir à capitaine; et lui jurez, en la présence de moi, foi, obéissance, amour, service, et alliance, et aussi à son frère; mais toutefois je vueil que la souveraine charge soit sur Alain.» Ils repondirent:«Sire, volontiers; et vous l'avez bien élu et choisi.» Là fut de tous les compagnons Alain Roux sermenté; et aussi fut Pierre Roux, son frère.
   Quand toutes ces choses furent faites et passées, Geoffroy Tête-Noire parla encore et dit: «Or bien, seigneurs, vous avez obéi à mon plaisir. Si vous en sais gré; et pour ce je veuil que vous partissiez à ce que vous avez aidé à conquérir. Je vous dis que en cette arche que vous véez là», et lors la montra à son doigt, «a jusques à la somme de trente mille francs. Si en vueil ordonner, donner, et laisser en ma conscience; et vous accomplirez loyalement mon testament. Dites oui.» Et ils répondirent tous: «Sire, oui.»
   «Tout premier, dit Geoffroy, je laisse à la chapelle de Saint George qui sied au clos de céans, pour les réfections, dix mille et cinq cens francs. En après, à ma mie qui loyaument m'a servi, deux mille cinq cens francs; et puis à mon clerc cinq cens francs. En après, à Alain Roux, votre capitaine, quatre mille francs. Et à Pierre Roux son frère, deux mille francs. Et à mes varlets de chambre cinq cens francs. A mes officiers, mille et cinq cens francs. Item le plus je laisse et ordonne ainsi que je vous dirai. Vous êtes comme il me semble tous trente compagnons d'un fait et d'une emprise; et devez être frères, et d'une alliance, sans débas et riotte ni estrifavoir entre vous. Tout ce que je vous ai dit, vous trouverez en l'arche. Si départez entre vous trente le surplus bellement; et si vous ne pouvez être d'accord, et que le diable se touaille entre vous, véez là une hache bonne et forte et bien taillant, et rompez l'arche; puis ne ait, qui avoir ne pourra.»
   A ces mots répondirent-ils tous et dirent: «Sire et maître, nous serons bien d'accord. Nous vous avons tant douté et aimé, que nous ne romprons mie l'arche, ni ne briserons jà chose que vous ayez ordonnée et commandée.»
   Ainsi que je vous conte, alla et fut du testament Geoffroy Tête-Noire; et ne vesquit depuis que deux jours, et fut enseveli en la chapelle de Saint-George de Ventadour. Tout fut accompli, et les trente mille francs départis à chacun, ainsi que dit et ordonné l'avoit; et demeurèrent capitaines de Ventadour Alain Roux et Pierre Roux. Et pour ce ne se levèrent pas les bastides qui se tenoient à l'environ, ni les escarmouches ne laissèrent à se fait moult souvent. Toutes fois de la mort Geoffroy Tête-Noire, quand les compagnons d'Auvergne et de Limousin le sçurent, chevaliers et écuyers, ils en furent tous réjouis, et ne doutèrent pas tant le demeurant, car il avoit été en son temps trop douté, et grand capitaine, de sagement savoir guerroyer et tenir garnisons. […]

De la rendation et prise du fort chastel de Mont-Ventadour en Limousin, que souloit tenir Geoffroy Tête-Noire.

Vous savez comment Geoffroy Tête-Noire, qui capitaine avoit été un log temps du fort chastel de Mont-Ventadour en Limousin, régna, et comment vaillamment il le tint contre tout homme tant qu'il vesquit, et avoit en son vivant mis le pays à pactis plus de trente lieues autour de lui; et avez ouï comment il mourut et par quelle incidence, et comment au lit mortel il ordonna ses deux neveux Alain Roux et Pierre Roux à être capitaines duditchastel de Mont-Ventadour après sa mort, et fit, en présence de lui, tous ses compagnons qui là dedans se tenoient, jurer foi, loyauté, hommage, service et vraie obéissance aux deux capitaines dessus nommés. Après la mort de ce Geoffroy Tête-Noire, ses deux neveux régnèrent un temps grandement, et tinrent toujours le pays en guerre et en composition de pactis. Et pourtant que cil chastel de Mont-Ventadour est héritage au duc de Berry, car jà l'acquit-il par achat au comte de Montpensier, et en portoit son fils Jean de Berry le nom et le titre, il venoit et tournoit à déplaisance trop grandement au duc de Berry, mais amender ne le pouvoit. Si l'avoit-il fait assiéger par plusieurs fois par bastides, autrement non, et moult contraindre; mais ceux qui dedans étoient n'en faisoient compte, et issoient quand ils vouloient, et chevauchoient sur le pays; et ne vouloient cils Pierre et Alain Roux obéir ni tenir nulle trève que le roi de France et le roi d'Angleterre eussent ensemble. Et disoient qu'ils n'y étoient en rien tenus d'obéir, mais feroient guerre toutes fois et quantes fois que il leur plairoit, dont le pays d'Auvergne et de Limousin se tenoit à moult travaillé. Et pour y obvier et remédier, messire Guillaume le Boutillier, un gentil chevalier d'Auvergne, messire Jean Bonne-Lance et messire Louis d'Aubière, et plusieurs autres chevaliers et écuyers d'Auvergne et de Limousin, avoient mis les bastides d'environ Ventadour, et se tenoient là aux coûtages du pays et s'étoient tenus toute la saison. Or advint à ce temps, si comme je fus pour lors informé, que Alain et Pierre Roux jetèrent adnc leur visée que ils prendroient et attraperoient messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance qui trop de contraires leur faisoient. Et vous dis que ce fut sur telle forme et sur telle ordonnance que ces deux frères imaginèrent entre eux: «Nous leur signifierons, ce dirent-ils, tout secrètement, que nous leur rendrons la forteresse pour une somme de florins que ils apporteront avecques eux, et que nous sommes tous tannés et lassés de là tenir, ni plus n'y voulons demeurer, et nous en voulons retourner en notre pays, ou là bon nous semblera: ils y entendront volontiers, car le duc de Berry le désire moult à ravoir; et ne le ferons pas en vendage une si grande somme de florins que on ne lse trouve tantôt tout appareillés. — Et quelle somme demanderons-nous? — Dix mille francs seulement; c'est assez, car encore aurons-nous le corps des deux chevaliers, et par une belle embûche de gens d'armes que nous mettrons en une tour.» Or regardez la folle imagination que ces deux Bretons eurent de trahir ainsi ces deux chevaliers et d'avoir leur argent. Si mal leur en prit, ils n'en sont point à plaindre.
   Sur l'état que ils devisèrent et proposèrent, ils boutèrent hors du chastel de Ventadour un de leurs varlets et lui dirent: «Va-t'en jusques aux bastides des François et te laisse prendre hardiment; mais requiers que tu sois mené jusques à messire Guillaume le Boutillier et à Bonne-Lance. Et auquel que tu viendras premièrement baille ces lettres de par nous, et en demande avoir réponse, car elle nous touche, et aussi fait-il à eux grandement.»
   Le varlet dit que il feroit bien le message, qui n'y pensoit que tout bien; et se départit d'eux. Si chevaucha tant que il vint aux bastides des François. On vint au devant de lui, quand on le vit approcher; et lui fut demandé quelle chose ilquéroit ni demandoit. Il répondit qu'il vouloit parler à messire Guillaume le Boutillier ou à messire Jean Bonne-Lance. Il fut mené jusques à eux, car tous les deux pour l'heure étoient ensemble. Quand il fut en leur présence, il les inclina et les traist à une part, et leur bailla la lettre et dit ainsi, que Alain et Pierre Roux la leur envoyent. De ces nouvelles furent-ils tous émerveillés, pourtant que les capitaines de Ventadour leur escripvoient; et prirent la lettre et l'ouvrirent et la lisirent; et étoit contenu dedans la lettre seulement que volontiers Alain Roux et Pierre Roux auroient parlement à eux et pour leur profit.
   Quand ils ouïrent ces nouvelles, encore furent-ils plus émerveillés que devant, et se doutèrent de trahison; et toutes voies ils s'avisèrent l'un par l'autre que, pour savoir quelle chose ils vouloient, ils leur signifieroient que, si ils venoient au dehors du fort, ils les assureroient d'eux et des leurs tant que ils seroient rentrés dedans leur fort. Ce fut la réponse que le varlet rapporta arrière à ses maîtres. Si dirent Alain et Pierre Roux: «Nous pouvons-nous assurer de telles paroles? — Oil, dirent-ils, tout considéré, puisque la foi et leur scellé y est. Ce sont loyaux chevaliers, et aussi nous leurs parlerons de traité où ils entendront volontiers.»
   Quand ce vint au lendemain à heure de tierce, ils firent ouvrir un guichet joignant à la porte et avaler une planche, et là s'appuyèrent aux chaînes, tant et si longuement que messire Guillaume le Boutillier et Bonne-Lance furent venus; et descendirent devant le pont jus de leurs chevaux, et firent leurs gens traire arrière, quand ils virent les capitaines qui étoient sur la planche au dehors du fort. Si dirent les deux Bretons de Ventadour: «Nous pouvons-nous assurer de passer outre pour avoir parlement à vous? — Oil, répondirent les chevaliers; et aussi de votre côté n'y a-t-il nulle trahison? — Nennil, répondirent les Bretons, car trèves sont. Or venez donc sûrement parler ici à nous.»Alain et Pierre Roux passèrent à ces mots outre la planche et vinrent où les autres étoient. Or furent-ils eux quatre. Les deux chevaliers leur demandèrent: «Quel traité et parlement voulez-vous avoir à nous? Êtes-vous en volonté de nous rendre le fort de Ventadour? — Oil, répondirent-ils, par une condition, que vous voulons avoir dix mille francs tant seulement pour les pourvéances, car nous sommes tannés de guerroyer, et nous voulons retraire en Bretagne ou autre part, là où mieux nous plaira.»
   Les deux chevaliers, qui furent tout réjouis de ces paroles, répondirent et dirent: «Vous parlez de marchandise et nous y entendrons volontiers; mais tant que pour le présent nous n'avons point l'argent appareillé. Si lepourvoirons et ferons tant que nous l'aurons. — Quand vous l'aurez pourvu, répondirent cils de Ventadour, si nous le signifiez et nous tiendrons le marché; mais demenez cette chose sagement et secrètement, car si il étoit sçu entre les compagnons de Ventadour, ils nous prendroient à force et occiroient. Ainsi faudriez-vous à votre entente.» Répondit messire Guillaume le Boutillier: «Ne vous doutez. Nous demenerons la chose tellement que vous n'y aurez point de dommage.» A ces paroles ils se partirent et prirent congé les uns aux autres; et rentrèrent les Bretons au fort de Ventadour, et les chevaliers retournèrent à leurs logis.
   Messire Guillame le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance, qui ne pensoient à cette ordonnance que tout bien pour eux, et ne cuidoient pas les deux Bretons les voulsissent trahir ne decevoir pour avoir leurs corps ni leur argent, escripvirent tantôt unes lettres au mieux faites que ils purent et le mieux dictées, pour envoyer au duc de Berry, qui pour ces jours se tenoit à Riom en Auvergne; et prirent un gentil homme des leurs qui bien savoit parler, qui se nommoitGuyonnet de Saint-Vidal, et l'informèrent de tout le fait, et lui dirent que rien il n'oubliât à dire au duc de Berry. Et pensoient que de ces nouvelles il seroit moult réjoui, car fort désiroit, et avoit désiré grand temps, à ravoir le chastel de Mont-Ventadour. L'écuyer prit les lettres à l'ordonnance et parole des deux chevaliers, et se départit des bastides, informé quelle chose il devoit dire et faire. Et tant chevaucha, traversant Limousin et Auvergne, qu'il vint à Riom; et là, ce m'est avis, trouva le duc de Berry. Il s'agenouilla devant lui, et lui bailla les lettres en recommandant les chevaliers à lui, ainsi que le sçut faire. Le duc prit les lettres, les ouvrit et lisit; et quand il eut bien entendu et conçu de quoi elles parloient, si fut grandement réjoui, et commanda à ses maîtres-d'hostel que on pensât bien de lui. Il fut fait.
   Le duc de Berry, assez tôt après ce que l'écuyer fut venu et qu'il eut reçu les lettres, appela son conseil et ses trésoriers, et ceux que pour le temps il avoit de-lez lui, et leur dit: «Véez-ci grandes nouvelles. Nos chevaliers qui tiennent les bastides devant Ventadour nous ont escript que ils sont en certain traité envers Alain et Pierre Roux, lesquels veulent rendre le fort de Ventadour pour la somme de dix mille francs. Ce n'est pas grand'chose: il coûte et a coûté tous les ans au pays d'Auvergne et de Limousin, à eux tenir en guerre, soixante mille francs; nous voulons accepter ce marché, et nous en délivrons du prendre afin que point ne se repentent. Or sus, trésoriers, trouvez la somme de dix mille francs; nous les prêterons, c'est raison. Et quand nous serons en possession dudit chastel, nous en ferons en Limousin et sur les terres ou frontières où ils ont tenu leur pactis une taille. Ils rendront largement au double. — Monseigneur, répondirent les trésoriers, nous sommes tout prêts; mais que vous nous donnez cinq ou dix jours de pourvéance. — Vous l'avez», dit le duc.
   Sur cel état la chose fut arrêtée et conclue. Les trésoriers se pourvurent, et appareillèrent tout l'argent en couronnes d'or et en francs de France, et fut mise la finance en quatre petits sommiers. Ce propre jour que cils qui commis y étoient pour porter aux chevaliers dessus nommés devoient partir, et jà étoit tout ordonné pour mouvoir, vinrent à Riom devers le duc de Berry le Dauphin d'Auvergne et le sire de Revel, pour besogner d'aucunes choses, ainsi que on a à faire à la fois devers les seigneurs. Ils furent les bienvenus du duc; et il qui étoit tout réjoui de ce que il pouvoit, ce lui sembloit, à si bon marché ravoir le chastel de Mont-Ventadour, ne s'en voult pas taire aux seigneurs dessus nommés, et montra les lettres de messire Guillaume le Boutillier et de messire Jean Bonne-Lance. Quand ils l'eurent ouï, ils pensèrent sus un petit; et le duc qui les vit penser leur demanda: «A quoi pensez-vous? Y véez-vous point de soupçon? Dites-le moi avant que l'argent voise plus avant. — Monseigneur, répondit le comte Dauphin, vous savez comment le comte d'Armignac et moi sommes ordonnés, et avons été un grand temps, de par le pays d'Auvergne, de Caoursin, de Rouergue et de Limousin, à racheter et retraire à nous les forts et garnisons contraires et ennemis aux sénéchaussées dessus dites, et en avons eu plusieurs traités; et oncques, pour chose que nous pussions faire, nous ne pûmes amener à traité ceux de Ventadour qu'ils voulsissent rendre ni vendre leur fort, par quelconque voie ni manière que ce fût; ni à peine, quand nous envoyions devers eux, ils nous daignoient répondre; et si savons véritablement que, si ils font ce traité dont vous nous avez parlé, ce ne sera que par deffaute de vivres, car, si nulles pourvéances n'entroient dedans huit ans au fort de Ventadour, si en ont-ils assez; et pour ce nous nous émerveillons à présent qui les meut à ce faire; et faisons doute que il n'y ait trahison, car gens d'armes enclos en forteresses qui ont poursuivi routes sont trop imaginatifs; et quand leur imagination s'incline sur le mal, ils y savent trop bien adresser. Si que, monseigneur, ayez avis sur ce. — En nom Dieu! dit le duc de Berry, vous ne dites pas grand'merveille, et si avez bien parlé quand vous m'avez avisé de ce propos. Si y pourvoirons mieux que devant.»
   Le duc de Berry appela un de ses chevaliers, qui se nommoit Pierre Mespin, et lui dit: «Vous en irez avec la finance aux bastides de Ventadour. Vous là venu, vous direz de par nous à nos chevaliers Guillaume le Boutillier etBonne-Lance, que de ce traité dont ils nous ont écrit ils usent sagement, et qu'ils ne se confient pas trop sur ces Bretons de Ventadour, car nous avons de côté ouï nouvelles que ils ne savent pas. Pour ce ils soient avisés de tous points.» Le chevalier répondit: «A la bonne heure.» Il s'ordonna tantôt et fut prêt, et se départit de Riom avecques la finance. Si chevauchèrent tant, il et sa route, qu'ils vinrent aux bastides et aux logis de leurs gens et trouvèrent les compagnons qui les recueillirent liement. Les sommiers furent déchargés et mis en sauf lieu. Messire Pierre Mespin, quand il et les deux chevaliers eurent parlé un petit ensemble, ouvrit le message dont il étoit chargé et dit ainsi: «Vous, messire Guillaume, et vous, messire Jean, le duc de Berry vous mande par moi que de ce traité que vous avez à ceux de Ventadour vous ouvrez sagement, par quoi vous ne perdez vos corps et la finance quemonseigneur vous envoie. Et me dit ainsi, que il a ouï nouvelles à senestre qui pas ne lui plaisent, et pour tant veut-il que vous en soyez au-dessus et avisés, car il se doute de trahison. Par trop de fois les pays d'Auvergne et de Limousin eussent donné au rachat de Ventadour soixante mille francs, et ils l'offrent à présent pour dix mille: c'est qui met monseigneur et son conseil en soupçon.»
   Les deux chevaliers de cette parole furent tout pensifs, et répondirent en disant: «Double sens vaut trop mieux que un seul. Vous dites bien; et grands mercis de ce que vous nous avisez. Vous demeurerez ici de-lez nous, et nous aiderez à conseiller; c'est bien raison: dedans deux jours vous verrez, et nous le verrons aussi, comment les besognes voudront porter.»
   Messire Pierre Mespin répondit que il demeureroit volontiers, et demeura. Assez tôt après, les deux chevaliers dessus nommés envoyèrent un de leurs varlets au chastel de Ventadour, car trèves étoient, en signifiant aux capitainesAlain et Pierre Roux que les dix mille francs étoient tous prêts, et que ils tinssent leur convenant, ainsi que promis l'avoient. Ils répondirent que si feroient-ils, ni jà au contraire n'en iroient, et que quand ils voudroient qu'ils vinssent, ils leur nonceroient et signifieroient.
   Alain et Pierre Roux, qui à nul bien ne pensoient, si comme il fut sçu et prouvé sur eux, avoient jà leur fait tout bâti et ordonné pour prendre messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance; et avoient jeté leur visée ainsi. A l'entrée du chastel de Ventadour, par dedans, aune grosse tour qui est maîtresse et souveraine de la porte du chastel, ni sans cette tour on ne peut être seigneur du chastel, et tenoient toujours ceux du fort, pour ls aventures, cette tour garnie de pourvéances et d'artillerie, afin que si surpris eussent été, leur retrait fût en la tour. Les deux Bretons, qui n'entendoient que à malice, pourvéirent cette tour de trente compagnons bien armés et adoubés, afin que, quand les François seroient dedans le chastel et ils cuideroient être tous maîtres et seigneurs du fort et assurés, sur le tard ces trente sourderoient hors et les prendroient et occiroient à volonté.
   Tout ce ordonné, ils envoyèrent dire à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que ils vinssent sûrement, et apportassent avecques eux l'argent que apporter devoient, et on leur ouvriroit le fort. Les chevaliers François de ces nouvelles furent tout réveillés, et répondirent au varlet qui là étoit venu, et dirent: «Retourne vers tes maître, et leur dis de par nous que demain au matin nous irons celle part.» Le varlet partit et retourna arrière. Les chevaliers demeurèrent et eurent conseil et avis ensemble plus grand et plus fort que ils n'avoient eu au devant, pour cause des nouvelles que messire Pierre Mespin leur avoit apportées de par le duc de Berry. Ordonné fut, conclu et conseillé entre eux, que ils mettroient leurs gens en embûche assez près du chastel, et eux premiers iroient armés à la couverte et enverroient trente hommes des leurs, lesquels seroient aussi couvertement armés; et eux venus et entrés dedans le fort de Ventadour, ils regarderoient bien parfaitement l'ordonnance et le convenant du fort; et si nulle doute ni soupçon y pouvoient être ni naître, et si rien véoient que en doute les mît, ils sonneroient un cor et saisiroient le pont. Et, le son de ce cor ouï, l'embûche saudroit avant à pointe d'éperons, et descendroient devant la porte et s'en saisiroient, et du chastel aussi.
   Tout en telle manière comme ils ordonnèrent ils le firent. A lendemain ils furent tous pourvus et chevauchèrent devant; et mirent en embûche bien largement six vingt lances; et eux trentièmes, armés à la couverte, vinrent à Ventadour et menèrent messire Pierre Mespin avecques eux pour avoir plus de conseil, et n'oublièrent pas la finance, mais étoit en quatre pannerets moult faiticement sur deux forts chevaux de sommiers. Ils trouvèrent Alain et Pierre Roux à la barrière, lesquels l'ouvrirent toute arrière à l'encontre d'eux: ils passèrent outre. Quand ils furent outre et dedans la porte, Alain Roux et son frère la vouldrent reclorre, mais les chevaliers de France leur dirent: «Souffrez-vous marchandise léale ou non? Vous savez que vous nous devez rendre le chastel, parmi dix mille francs payant: ils sont tous prêts. Vous le véez devant vous sur ces sommiers; si nous tenez loyauté et nous le vous tiendrons aussi.» A ces paroles ne sçurent que répondre Alain Roux et Pierre Roux, et pour mettre les François hors de toutes suspicions, ils répondirent: «Vous parlez bien et nous le ferons ainsi que vous voudrez.» Ils passèrent outre, et demeura la barrière ouverte, car si elle eût été close, ceux de l'embûche n'y fussent jamais venus à temps selon le tour de fausseté dont les Bretons leur vouloient jouer, et pour ce l'auroient les penseurs si n'étoient les contrepenseurs.
   Tous entrèrent en la porte, François et Bretons. Alain Roux et Pierre Roux vinrent refermer la porte, mais les François dirent à Alain: «Laissez la porte ouverte: nous la voulons avoir ouverte, et c'est raison. Nous sommes tout prêts de vous livrer l'argent si comme ordonnance et convenance porte. — Or çà, répondirent les Bretons: mettez donc l'argent avant. — Volontiers», répondirent-ils. Là étendirent en mi-place les Bretons un drap de lit; et furent les florins tous épars sus. Entretant que Alain et Pierre Roux entendoient à regarder la finance en laquelle il y avoit un beau mont de florins, les trois chevaliers entendoient aussi à regarder le convenant et le domaine du chastel. Si dit messire Pierre Mespin à messire Guillaume le Boutillier: «Faites ouvrir celle tour avant que vous mettez votre argent outre, car il pourroit là dedans avoir une embûche par quoi nous serions tous attrapés et perdrions notre corps et notre argent.» Aussi, à ces mots, messire Guillaume le Boutillier dit: «Alain, faites-nous ouvrir celle tour. Nous voulons que celle tour soit ouverte avant que nous vous délivrons ce ni quoi.» Alain répondit que non feroit et que les clefs en étoient perdues. Sitôt comme il eut dit ce mot, les chevaliers entrèrent en plus grand souspeçon que devant, et dirent ainsi: «Alain, il ne peut être que de la souveraine tour et garde de céans vous ayez les clefs perdues. Ouvrez-la-nous bellement ou nous la ferons ouvrir à force; car vous nous avez promis et juré à rendre et délivrer le chastel tout ainsi comme il est, sans fraude, mal-engin, barat ni cautèle, et vous devez avoir dix mille francs; vous les véez tous appareillés sur cette aubarde.» Alain répondit, et dit encore ainsi: «Je ne l'ouvrirai pas ni ne ferai ouvrir, jusques à tant que j'aurai reçu les deniers et mis en sauf lieu et sûr; et quand je les aurai reçus je requerrai les clefs.» Répondirent les chevaliers: «Nous ne voulons pas tant attendre; et vous disons clairement, sur vos paroles nous n'espérons nul bien; et montrez que vous nous voulez decevoiret trahir. Si mettons la main à vous, et à vous aussi, Pierre Roux, de par le roi, notre souverain seigneur, et monseigneur de Berry; et sera la tour ouverte incontinent, et dussions rompre l'huis à force; et serons tous lieux de céans cherchés haut et bas pour voir et savoir que vous n'y ayez mis rescons nulle embûche. Si nous trouvons dedans le chastel chose qui à trouver ne fasse, vous êtes perdus sans pardon ni rémission nulle, car raison le voudra. Et si nous trouvons le chastel en bon convenant, ainsi que en léale marchandise doit porter, nous vous tiendrons en votre marché bien et paisiblement, et vous ferons conduire en sauf lieu et sûr jusques ens ès portes d'Avignon, si il vous besogne.» Quand Alain et Pierre Roux entendirent ces paroles et ils se virent arrêtés, si furent tout ébahis, et devinrent ainsi que demi-morts; et se repentoient en courage trop fort de ce que si avant avoient parlé, car ils véoient bien que ils s'étoient deçus. Les François perçurent bien que ils étoient coupables de ce dont ils les soupçonnoient et que la chose n'étoit pas en bon état: si firent signe des leurs qui portoit le cor, que il sonnât pour faire saillir avant l'embûche. Il le sonna. Ceux de l'embûche l'ouïrent. Si férirent tantôt des éperons et dirent: «Allons, allons à Ventadour, car on nous y demande; nos gens n'ont pas trouvé la chose en bon convenant pour Alainet Pierre Roux. Il y a quelque trahison.» Ceux de l'embûche furent tantôt venus au chastel, car ils n'étoient pas loin; la barrière étoit ouverte et la porte aussi, et bien gardée des François. Les Bretons du fort n'en furent pas maîtres. Si entrèrent dedans abandonnément, et trouvèrent leus capitaines en-mi la cour, qui parloient aux Bretons.
   Or furent plus ébahis assez que devant Alain et Pierre Roux, quand ils se virent ainsi environnés de leurs ennemis, et si se sentoient à trop forfaits. Ceux qui étoient enclos dedans la tour ne savoient rien de ce convenant, ni savoir, ni voir ne pouvoient, car la tour étoit trop épaisse. Les aucuns disoient: «J'ai ouï en la place grand son de murmuration; nous pourrions être tous attrapés, car François sont trop subtils. Nous cuidions prendre, mais nous serons pris. Alain s'est deçu et nous aussi; et ne pouvons de cy issir, si ce n'est par son congé.»
   Sachez que ils voulsissent bien être autre part, et à bonne cause, car mauvais jour leur ajournera et à Alain et à Pierre Roux aussi. Car quand messire Guillaume le Boutillier et messire Jean Bonne-Lance se virent au-dessus du chastel,si parlèrent et firent leur fait plus hardiment, et les florins qui étoient épars sur le tapis ils remirent ens ès paniers, véant Alain et Pierre Roux qui étoient jà saisis des compagnons. Et dirent de rechef: «Alain, et vous Pierre, enseignez-nous les clefs de celle tour, car il nous faut entrer dedans et voir ce qui y est.» Cils, qui prolongeoient tant qu'ils pouvoient, disoient: «Commencez ailleurs et puis vous retournerez par ici.» Les chevaliers répondirent: «Alain,vous y mettez trop longuement, car nous voulons cy commencer; et si vous ne vous délivrez, nous vous occirons ici de bonnes dagues.» Les deux, qui ouïrent ces paroles, doutèrent la mort, car voirement on la fuit tant comme on peut, et au voir dire il vaulsist trop mieux, et plus honorable leur eût que on les eût là occis que déportés, car depuis, par ce fait, ils moururent de mort honteuse, si comme vous orrez recorder incontinent en l'histoire. Encore, en cedetri, si avisa Alain Roux et trouva un autre art de pratique, assez subtil si rien lui eût valu, et dit: «Messire Guillaume, et vous messire Jean, il est bien vérité que là, dedans celle tour, a jusques à trente hommes armés, et les y avons mis, moi et mon frère; et les y avons fait entrer à grand'peine, car bien savions que jamais ils ne se fussent inclinés ni accordés à aucun traité; et pour ce les avons-nous enfermés par devers nous pour être au-dessus d'eux, tant que vous eussiez la possession du fort; et les y lairons volontiers si vous le voulez; ce seront vos prisonniers; mais baillez-nous les deniers tous ou en partie, ainsi que faire le devez; si nous en laissez aller.»
   Les chevaliers, quand ils ouïrent ces nouvelles, s'en contentèrent assez, et puis se ravisa messire Guillaume le Boutillier et dit: «Comment qu'il soit, avant que nous mettons l'argent jus ni plus hors des paniers, nous voulons avoir connaissance de toutes les clefs de céans, et nous montrerez les lieux où elles vont.» Alain vit bien et entendit que il ne pouvoit finer autrement; si les envoya quérir en une chambre où elles étoient. Quand elles furent apportées sur la place, on lui demanda: «Or nous enseignez comment ni où elles vont, ni que elles defferment.» Trop envis leur montroit Alain les clefs de la grosse tour, car sa destruction y gisoit. Toutes voies ils les eurent, et deffermèrent la tour, et trouvèrent tous les trente compagnons très bien qui armés dedans étoient mucés. Alain fut tout ébahi quand il vit que les chevaliers François se mirent en ordonnance devant l'huis, et leurs gens, et il ouït les paroles que messire Guillaume le Boutillier dit, qui furent telles que je vous dirai: «Entre vous qui là dedans avez été enclos, issez tout bellement et sans effroi, si vous ne voulez être tous morts. Nous vous prendrons à prisonniers, et n'aurez garde de mort si vous nous voulez dire vérité.» Quand ceux virent les François et ils entendirent que on leur vouloit faire celle grâce que pour être prisonniers, si mirent jus toutes les armures et s'en vinrent rendre à eux tout bellement, car défense ne leur valoit rien. Or furent pris ces trente hommes, mis à part, et examinés bien et loyaument. Ils connurent le fait et la trahison, en la présence de Alain et de Pierre Roux qui ne le pouvoient nier. Si dirent adoncques à eux les chevaliers de France: «Il nous déplaît grandement de ce que nous vous trouvons en celle deffaute. Nous ne vous en punirons pas, car la matière est trop grande; nous en lairons convenir monseigneur de Berry; et si il veut avoir pitié de vous, nous le voulons bien. Espoir l'en aura-t-il pour le grand plaisir que il aura de la prise de ce chastel, car c'étoit le chastel du monde que il convoitoit plus à r'avoir.» Encore fit celle parole à Alain Roux et à Pierre Roux, qui se véoient attrapés, grand bien, pour la détriance. On les mit tous deux en une chambre, et bonnes gardes sur eux, et les autres aussi en tours et en chambres bien fermées, et puis fut le chastel visité haut et bas, et y trouvèrent les François assez de pourvéances. Toutes y laissèrent sans rien vider ni partir, fors que l'or, l'argent et les armures. Tout ce fut mis à butin, et en eut chacun s'a part, et les prisonniers demeurèrent aux chevaliers.
   En la forme et manière que je vous recorde fut le fort chastel de Ventadour repris des François en celle saison. Messire Guillaume le Boutillier y ordonna capitaine pour le garder un écuyer de Limousin, vaillant homme et sage, qui s'appeloit Pierre Madich, et avec lui bien trente lances de bonnes gens, et rançonnèrent ceux qui à rançonner faisoient. Et aux plusieurs forts et grands pillards François reniés ils firent trancher les têtes, ou pendre à un gibet que on fit tout neuf devant le fort. quand ils eurent ordonné du lieu, les chevaliers se départirent et avisèrent qu'ils iroient à Riom devers le duc de Berry, et lui mèneroient Alain et Pierre Roux.
   Nouvelles se espartirent partout que le fort chastel de Ventadour étoit repris. Les pays d'Auvergne et de Limousin et des marches voisines en furent grandement réjouis, car les ennemis du royaume de France l'avoient tenu plus de quinze ans, et en ce terme fait moult de dommages et de contraires au pays, et moult de gens appovri. Messire Guillaume le Boutillier trouva dedans le fort de Ventadour un jeune écuyer Breton fort bel enfant, que on nommoit le Monadich, et avoit été cousin à Geoffroy Tête-Noire; et étoit nouvellement là venu pour apprendre les armes, et étoit issu hors d'une abbaye de Bretagne, car point ne vouloit être moine. Les compagnons François le vouloient prendre ou décoller avecques les autres. Mais le chevalier en eut pitié et lui sauva la vie, parmi tant qu'il jura qu'il le serviroit jusques à sa volonté, et demeureroit bon François, et il le fut.
   Depuis ne séjournèrent-ils point longuement, mais se mirent au retour pour venir devers le duc de Berry; et se défirent les bastides, et se départirent les gens d'armes, et retourna chacun en son lieu. Mais les capitaines vinrent à Riomdevers le duc de Berry, et menèrent en leur compagnie les chevaliers bretons qui étoient bien ébahis; et prioient sur le chemin à messire Guillaume le Boutillier et à messire Jean Bonne-Lance que, pour Dieu et en pitié, ils ne voulsissentpas le duc de Berry informer trop dur à l'encontre d'eux. Ils lui eurent en convenant. Tant chevauchèrent qu'ils vinrent à Riom et là trouvèrent le duc et la duchesse. Le duc recueillit à grand'joie ses gens, car moult tenoit à bel et à grand le conquêt du chastel de Ventadour, et leur donna de beaux dons et présens. Les chevaliers demandèrent au duc quelle chose il vouloit que on fît de Alain et de Pierre Roux. Il répondit qu'il s'en conseilleroit, si comme il fit et trouva en son conseil qu'il les envoyeroit en France devers le roi. Donc fut mandé le sénéchal d'Auvergne. Il vint; on lui délivra les deux Bretons dessus dits, et cil les amena en France à Paris. Et furent mis et emprisonnés au chastel de Saint-Antoine en la garde vicomte d'Asci, qui gardien et chastelain étoit pour le temps dudit châtel. Ils n'y furent point trop longuement, mais furent rendus et délivrés au prévôt de Paris, et amenés en Chastelet et là jugés à mourir comme traîtres et robeurs au royaume de France. Si furent délivrés au bourrel, et mis et liés sur une charrette, et amenés à la trompette jusques à une place que on dit aux Halles, et là mis au pilori et tournés quatre tours devant tout le peuple. Et là furent publiés tous leurs faits, et puis furent décollés et écartelés, et envoyés les quartiers aux quatre souveraines portes de la ville. Ainsi finirent Alain Roux et Pierre Roux, et perdirent les vies honteusement et le fort chastel de Mont-Ventadour.

Siege de aubenton

 

 

Un d'Ussel chef de routiers ... Aymerigot Marchès

A la tête d’une compagnie de routiers, Aymérigot Marchès ravagea la Haute Auvergne et le Limousin pendant de nombreuses années.Execution aymerigot marches

Pendant de la guerre de cent ans (1337-1453), l'Auvergne était en proie aux bandes armées à la solde des Anglais. Placés sous le commandement d’un capitaine, ces routiers, souvent originaires du Sud-Ouest, étaient des mercenaires sans pitié semant la désolation dans nos montagnes. Ils s’installaient dans des places fortes et vivaient principalement du fruit de leur vol. Un des plus célèbres routiers qui sévissait en Auvergne était Mérigot Marchès. 

Il serait vain de croire que les féroces brigands qui sévissaient au Moyen Âge étaient de pauvres hères affamés. La plupart, au contraire, étaient issus de nobles maisons et auraient pu se distinguer parmi les preux chevaliers. Aymérigot Marchès est bien de ceux-là.

(Ay)Mérigot naît en 1351 au château de Beaudéduit, près de Limoges, fils aîné de Aymeri Marchès et de Marguerite d'Ussel, donc descendant direct d'Ebles lo chantador. Un de ses oncles, Audouyn de Marchès sera doyen du monastère de Mauriac, de 1370 à 1397. Ecuyer, il avait deux frères cadets Girart et Huguenin avec lesquels il prit rapidement le parti des Anglais.

En 1360, le déplorable traité de Bretigny livre à Édouard III, roi d'Angleterre, plusieurs comtés dont le Limousin. Aymeri abandonne alors ses possessions pour s'attacher au service du roi de France, Jean le Bon et place son fils auprès de Messire Thomas de Roux.

Le jeune garçon fera ensuite ses classes auprès de Gouffier Hélias puis de Richard de Neuville, tous deux chevaliers. Aymérigot y passe neuf ans, recevant une éducation que l'on peut imaginer, au regard des us et coutumes de l'époque. 

En 1370, il est présenté au Duc de Lancastre, frère du tristement célèbre Anglais le Chevalier noir. À sa suite, il traverse la France et participe à plusieurs sièges, à Montsalvy, Carlat et Charlus. Pendant quatre ans, le jeune bandit s'aguerrit au contact d'hommes cruels et sanguinaires. L'indépendance lui manque et, à 23 ans, il s'arme pour son propre compte. C'est le début d'un parcours qui reste dans les annales. Chevauchant seul ou accompagné de compagnons comme Pierrot de Béarn ou les bâtards de Carlat et de Champagnac, Aymérigot Marchès accumule les exactions, pille, viole, détrousse, multipliant rébellion et désobéissance envers les souverains, de France et d'Angleterre.

Les chroniqueurs le décrivent comme étant un être extravagant, débauché, vantard et cultivant le goût du luxe à outrance.

Nommé lieutenant spécial et capitaine général le 12 juin 1373 par lettres patentes du roi d’Angleterre Edouard III, Mérigot débarque à Calais avec le Duc de Lancastre et 30 000 hommes. La compagnie traverse le Limousin et conquit Tulle puis Brive. Près de Montsalvy, la troupe s’épuise en route et le Duc de Lancastre n’eut plus que 3000 hommes loqueteux qui se dispersent en bandes.

Bien que brièvement arrêté en 1375 et emprisonné à la tour de Riom à l’âge de 24 ans, il repart de plus belle avec ses hommes commettre ses exactions. En 1382, Mérigot attaque le château de Mercoeur en Auvergne. La horde de Mérigot entreprit alors ses terribles exploits à une cadence effrénée dans toute la région.

Se rappelant peut-être de ses périples avec le Duc de Lancastre, le bandit lorgne vers Charlus Champagnac et, en 1383, prend la forteresse par ruse et grâce aux espions qu'il a partout à sa solde.

Pendant quatre ans, Aymérigot Marchès se comporte en seigneur des lieux, tout puissant et tenant les environs sous sa botte. Ses troupes rançonnent sur les routes et les paysans, terrorisés, n'ont d'autre choix que de ravitailler le fief.

Après avoir évacué ses deux places de Saint-Nectaire et de Charlus, il occupa la forteresse d’Alleuze puis en 1387 le fort abandonné de Roche-Vendeix près de la Bourboule (Puy de Dôme). Depuis cette base, il organisait des raids avec ses mercenaires pour piller et rançonner les habitants des contrées avoisinantes.

Et voilà qu’un beau jour, le fameux capitaine visita la vallée de Brezons, entre Aurillac et Saint Flour, et défia le châtelain de La Griffoul. Caché sous un énorme rocher, bien en hauteur, le château était considéré comme imprenable et faisait la fierté de son propriétaire, le seigneur Amblard de Brezons. Abusant de sa position, celui-ci se montrait particulièrement condescendant envers les autres seigneurs de la contrée. On dit aussi qu’il fit construire un tunnel pour cacher ses écus d’or mais ça c’est une autre histoire… Un jour Mérigot Marchés se présenta au château et demanda une audience auprès du châtelain. Amblard qui n’était pas le moins du monde intimidé par son visiteur, alla à la fenêtre avec une arquebuse à la main. Il lui somma de partir au plus vite et de ne jamais revenir.  Mérigot furieux s’enfuit en jurant de se venger. Il étudia attentivement le relief de la vallée de Brezons et fit faire à ses troupes une tranchée dans la montagne pour dévier les eaux du Railler. Le ruisseau bondit de son lit directement au pied du château. On n’eut jamais vues de plus belles cascades. Les eaux s’infiltrèrent rapidement dans les pièces du château et Amblard fut pris au piège, obligé de se rendre et de payer une forte rançon pour avoir la vie sauve. Sous ses yeux, il vit le château dont il était si fier s’effondrer.

Pendant près de dix ans, Mérigot constitua un trésor de cent mille francs d’or. On proposa une trêve au brigand ; il devait quitter le royaume pour combattre en Lombardie. Mais il refusa l’offre du roi de France Charles VI.

C'est Jean II, comte d'Armagnac et de Rodez qui parvient à le déloger, moyennant une forte somme d'argent. Après un court séjour en Espagne, Aymérigot revient en Haute Auvergne retrouver son épouse Mariotte. Il reprend le château abandonné de la Roche Vendais, au dessus de la Bourboule, le fortifie mais le perd face à Robert de Béthune. La forteresse est rasée.

Le 23 juillet 1390, l’armée royale délogea Mérigot de la Roche-Vendeix qui s’enfuit chez un cousin germain Jean, sire de Tournemire (Cantal). Persuadé d’avoir bon accueil, il demanda l'hospitalité. Mais à peine Mérigot avait-il déposé «bonne cotte d’acier» que Jean avait élaboré un plan auprès du duc du Berry, lieutenant du roi en Auvergne, pour racheter ses propres méfaits. Le châtelain fit d’abord fermement enchaîner son cousin et envoya une lettre par laquelle en échange du pardon royal, il livrait Mérigot. Jean de Blaisy, seigneur de Mauvilly et chambellan du roi fut chargé des négociations. Le 9 avril 1391, le traité stipulait que le roi pardonnait tous les crimes et pilleries de Jean de Tournemire au cours de ses luttes avec le célèbre routier Geoffroy Tête-Noire, qu’il garantissait le maintien de son titre d'écuyer, qu’il remboursait 3 200 francs d’or pour les frais d’emprisonnement de son cousin auquel il ajoutait 11 000 francs d’or de récompense. En retour, Jean de Tournemire promettait allégeance au roi de France et fournirait 20 gens d’armes en cas de guerre contre le royaume. A la fin du mois de mai, le sénéchal d’Auvergne, Pons de Langeac, prit le prisonnier Mérigot sous sa garde jusqu’à son transfert à la Bastille à Paris. 

Jugé au Châtelet de Paris le 11 juillet 1391, Aymérigot Marchès est condamné à être décapité et démembré le lendemain. Le 12 juillet 1391 à Paris, Mérigot Marchès connut le supplice du pilori puis fut pendu et enfin écartelé. Jean Froissart indique dans ses chroniques qu’« On lui trancha la tête et son corps fût coupé en quartiers qui furent exposés aux quatre principales portes de Paris ». Son repaire de Roche-Vendeix fut détruit sur ordre du Vicomte de Meaux par les paysans de la région qui avaient subi ses méfaits.

texte de Yveline David et Sarah Hubert-Marquez, (cop la Montagne 15. et SHM)

Aymerigot a mercoeur froissart

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